Entretien : Libérer les organisations !
Note : Cet article a été créé dans le cadre d’une thèse professionnelle pour le Mastère Spécialisé Entrepreneurs de Grenoble Ecole de Management par Mathieu Naon, auteur du guide createur-responsable.fr
Mathieu : Quelle est l’approche de Holacracy par rapport aux parties prenantes de l’entreprise : les collaborateurs, les clients, les actionnaires… ?
Bernard Marie : Alors je rajouterais une autre partie prenante dans la liste que tu viens de donner, l’organisation elle-même. Et c’est tout le changement amené par Holacracy®. Effectivement, les travaux que j’entreprends depuis une dizaine d’années s’articulent autour des besoins de toutes les parties prenantes, en commençant par deux d’entre elles qui sont essentielles quand on parle d’organisation : les collaborateurs et l’organisation elle-même.
En fait c’est un mouvement de libération. Ce que j’observe aujourd’hui c’est qu’il y a un processus de différenciation qui est lancé. Il n’est pas à lancer, il est lancé, entre les organisations et les êtres humains. D’ailleurs une manière de regarder l’évolution de l’humanité c’est de la regarder sous l’angle de la différenciation.
Par exemple, pendant longtemps les hommes pensaient que leur femme était leur propriété, et c’est toujours le cas dans un certain nombre de pays comme dans le nôtre il n’y a pas si longtemps. Puis nous avons évolué, nous avons remarqué qu’il y avait des talents derrière tout ça, des ressources, c’est un être humain, une femme. Et donc il y a eu le mouvement de la libération de la femme. Même chose avec les enfants, il y a encore des pays où les enfants sont considérés comme des extensions, la propriété des parents, un investissement.
Et bien si tu transposes ça avec le monde des organisations c’est la même chose. Comme il y a eu le mouvement de libération des enfants et le mouvement de libération de la femme, il y a le mouvement de libération des organisations car les organisations sont des « êtres vivants » doués de leur propre identité.
Le problème aujourd’hui c’est qu’il n’y a pas de différenciation, il y a une fusion entre les organisations d’une part et les êtres humains d’autre part. Soit avec les actionnaires et mon choix n’est pas exclusif soit avec les salariés.
J’ai créé 5 startups dans ma vie et à chaque fois l’entreprise c’était nous : quelle illusion. C’est comme si avec ma femme nous mettions un enfant au monde et que nous disions : cet enfant c’est nous. Non, nous avons mis au monde quelque chose qui nous dépasse.
Et donc on peut toujours nourrir un système organisationnel en prenant soin des parties prenantes actionnaires, collaborateurs et on pourrait en rajouter d’autres mais on est à côté de la plaque. On a oublié l’essentiel qui est l’organisation. On est tous là car on est réuni autour d’une organisation. L’organisation est donc la partie prenante autour de laquelle gravitent toutes les autres.
Mathieu : Ce processus de différenciation est-il plus difficile à gérer dans le contexte de création ?
Bernard Marie : C’est difficile à gérer. Effectivement des associés fondateurs créent ensemble un bébé qui s’appelle une organisation. Donc c’est vrai qu’au départ c’est fusionnel, de la même manière que l’enfant est fusionnel dans le ventre de maman. C’est un stade de développement qui passe par la fusion. Toutes les entreprises sont nées avec leurs fondateurs.
IGI Partners c’est ma cinquième startup et c’est la première fois que j’ai mis en place Holacracy® d’entrée de jeu et je vois bien ce processus de différenciation.
Mathieu : En quoi Holacracy facilite-t-elle la différenciation ?
Bernard Marie : Avec Holacracy l’organisation est vue comme un être vivant, constituée d’organes. Donc il va se construire et développer des organes. Mais il nous manque une matière que nous n’avons pas aujourd’hui dans le monde conventionnel. Il manque une matière pour décrire l’organisation.
Alors plutôt que d’inventer de nouveaux mots nous avons repris des mots qui existaient. Comme le mot « Rôle » qui est l’unité de base en Holacracy et qui n’a rien à voir avec les êtres humains : c’est un organe. Si on prend la métaphore avec le corps humain, le cœur serait un rôle pour l’être humain. Donc le rôle dans l’organisation c’est un organe constitutif de l’organisation afin qu’elle puisse manifester sa raison d’être.
Prenons l’exemple d’une organisation qui donne des formations. Et bien il y a plusieurs activités : designer les formations, trouver des lieux, animer les formations,… Toutes ces activités-là n’ont rien à voir avec les êtres humains pour le moment, c’est juste une description des organes, des fonctions requises, nécessaires et vitales pour que l’organisation puisse manifester sa raison d’être.
Ce sont les rôles. Et en effet par la suite ces rôles ont besoin d’être animés. Ils ont besoin d’énergie : de l’argent, des compétences et de la conscience. D’ailleurs c’est peut-être l’essentiel, les rôles ont besoin de la conscience des êtres humains. Pas seulement de la compétence doublée d’une quantité de travail mais de la conscience et de la capacité à ressentir.
Comme une plante qui a besoin d’eau, de soleil et de nutriments, Holacracy amène un environnement où il y a ces trois éléments [argent, compétence et conscience]. Donc une personne est affectée à un rôle. Il y a de l’argent pour animer ce rôle. Elle y amène ses compétences, sa force de travail et surtout sa conscience : sa capacité à voir ce qui se passe au quotidien et ce que ça pourrait être, son idéal. Il y a un écart entre les deux et c’est ce que nous appelons une tension.
Par exemple, je suis formateur, j’anime et je me rends compte qu’il y a un poteau au milieu de la salle. C’est sûr qu’il y a un écart entre ce que je vis et ce que je voudrais : une salle où il n’y a pas de poteau. Ou alors une salle avec la lumière du jour. Donc je ressens une tension.
Ces tensions sont libres et infinies. Il y a toujours des tensions car il y a toujours un idéal qui est différent de la situation vécue au travail. Et bien Holacracy met en place des processus qui transforment les tensions des organes vitaux de l’organisation dans un espace que nous appelons l’espace de la gouvernance.
Mathieu : Il n’y a plus de leader alors ?
Bernard Marie : Le principe de base de Holacracy c’est qu’il n’y a que des leaders, dans leur rôle. Si on travaille tous les deux dans une organisation, tu es affecté au rôle A et je suis affecté au rôle B. Et bien pour une activité qui concerne le rôle A c’est toi qui a toute l’autorité et moi je suis un suiveur et vice versa avec une activité qui concerne le rôle B.
La question c’est que dès que l’organisation devient complexe, il y a plusieurs personnes et l’on est obligé de passer à l’échelle. Si par exemple nous sommes 450 personnes nous ne pouvons pas travailler avec un seul cercle. On a besoin d’une structure qui nous permette de passer à l’échelle. Et c’est d’ailleurs pour cela que les pyramides hiérarchiques ont été créées à l’époque grâce à Fayol et Taylor.
La structure qui est prise par Holacracy est une structure organique, dé-fusionnée qui ne concerne que le squelette de l’organisation et nous sommes partis du modèle naturel qui s’appelle l’holarchie et qui nous vient des travaux d’Arthur Koestler.
En fait ton corps humain est une holarchie. C’est une structure d’ordre entre l’atome, la cellule, l’organe et le corps humain. De plus, la caractéristique d’une holarchie c’est que le niveau supérieur inclus et transcende le niveau inférieur. Dès que tu passes à un niveau supérieur il y a des capacités qui émergent qui étaient justes inimaginables au niveau inférieur. Et toutes les formes de vie sont constituées comme cela.
Pour prendre l’exemple d’une entreprise, prenons les cercles marketing et production. Ils ont chacun des capacités et le super-cercle qui inclus les deux atteint des capacités qui ne sont pas imaginables au niveau du marketing ou de la production.
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