Aller vers le self-management est un chemin difficile pour l’employé. Pour cela, il faut un changement radical de l’environnement de travail et que chacun décide de changer son identité professionnelle.
Les besoins sociaux
Lorsque l’on met en place un management constitutionnel, une des étapes importantes est l’encodage, c’est-à-dire traduire toute la réalité du fonctionnement de l’organisation en rôles et cercles. Lors de cette étape, il est crucial de prendre en compte aussi les fonctions RH et les besoins sociaux.
C’est facile d’encoder le travail à faire mais ça ne suffit pas. Il faut gérer la relation entre l’organisation et les êtres humains qui y travaillent. C’est le rôle du cercle RH, avec le rôle de responsable hiérarchique, les rôles et les processus administratifs pour le recrutement, le licenciement, les formations, l’évolution professionnelle, les entretiens, etc. et aussi tout ce qui est mis en place pour couvrir les besoins sociaux des personnes : processus pour gérer les conflits relationnels, médiation, coaching, espace d’expression des ressentis. Tous ces sujets sont à expliciter.
Pour autant, il ne faut pas que ces besoins interfèrent avec le travail de l’organisation. De toute évidence, dans la plupart des entreprises, tout est souvent mélangé et implicite : besoins sociaux et besoins professionnels. On peut patauger et parfois même souffrir par ce manque de clarté. C’est pourquoi, pour intégrer ces besoins sociaux, il est nécessaire de créer des espaces privilégiés, distincts des espaces de travail et surtout les encoder sous forme de gouvernance dans un cercle qui s’occupe des relations entre les êtres humains et l’organisation : la culture, les valeurs, le partage, les relations entre les collaborateurs, etc.
Sortir du triangle “créateur de malheurs” pour aller vers le “triangle créateur de valeurs”
Dans de nombreuses entreprises que nous avons accompagnées, certains salariés se plaignent, créant ainsi un climat tendu. Ils se mettent dans une des positions du triangle de Karpman (du nom du psychiatre Stephen Karpman), appelé aussi triangle dramatique. Ce schéma d’analyse transactionnelle, connu notamment en psychologie, montre à l’évidence trois postures que chaque individu épouse, passant alternativement d’un rôle à l’autre :
- Le persécuteur : celui/celle qui accuse, blâme, juge
- La victime : celui/celle qui se plaint à la machine à café, le “bouc émissaire” résigné
- Le sauveur : celui/celle qui sauve la victime du méchant persécuteur et renforce la dynamique du triangle
Ce jeu des trois postures peut rapidement freiner la création de valeurs.
Prisonniers du triangle
Le rôle du persécuteur (ou bourreau) est souvent incarné par le manager dans nos entreprises. En essayant de faire avancer le travail au sein de son équipe, il peut parfois bousculer un ou plusieurs membres. Et, lorsque sa frustration est à son comble, il peut même aller jusqu’à formuler des reproches. Ceci déclenche souvent un scénario relationnel infernal entre les trois acteurs : victime, persécuteur et sauveur.
Dans d’autres cas, le manager peut éventuellement adopter la posture du sauveur, qui est aussi problématique. Elle peut être utilisée pour affirmer son autorité, ce qui est fréquemment observé dans le management intermédiaire. Dans ce cas spécifique, le manager devient un “porte-voix” de tous les membres de son équipe : “Les dirigeants ne nous écoutent pas ? Je vais m’en charger, faites-moi confiance”. Ces jeux psychologiques peuvent lui permettre d’instaurer une certaine forme de pouvoir sur ses collaborateurs. Dans certains cas, c’est un membre de l’équipe qui peut jouer ce rôle, et non le manager.
La structure pyramidale hiérarchique entretient ce type de mécanismes. Le management conventionnel renforce la posture de victime, de façon naturelle. Ainsi, lorsque les autorités ne sont pas claires – et c’est souvent le cas – c’est le lien de subordination qui prime, l’ascendant hiérarchique a plus de poids. Si au cœur de votre fonctionnement, ce sont les engagements et échéances qui priment, il est assez facile de jouer le bourreau face à celui qui ne les tient pas par exemple (il est coupable, je suis victime”).
Le persécuteur ne se voit pas forcément comme un bourreau, mais plutôt tel un héros incompris, essayant d’aider l’entreprise alors que l’autre lui, ne remplit pas sa part du contrat. Il pense que ses exigences et reproches sont pourtant légitimes.
Libérer avec le triangle créateur de valeurs
Le coach et expert en leadership David Emerald, dans ton ouvrage “The Power of TED* (*The Empowerment Dynamic), a imaginé le concept de triangle créateur, permettant de basculer vers une dynamique positive et créatrice de valeurs.
Passer de victime à créateur de valeurs. Créateur, c’est la version positive de la victime. De sorte que même si quelque chose vous déplaît, vous faites avec. L’adage populaire le dit bien : “Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions”. La victime passe au statut de co-créateur, qui fait un avec la réalité, pour aller là où elle le souhaite.
Lorsque l’on met en place le management constitutionnel, la posture de victime est plus difficile à adopter. Quelle que soit la posture dans laquelle une personne se situe, elle est en mesure de traiter le sujet et d’avancer. Elle peut, par exemple, aller en réunion de gouvernance pour changer le fonctionnement au sein et même au-delà de son équipe. Tandis que la hiérarchie pousse les personnes à adopter une posture de victime, le management constitutionnel, quant à lui, encourage vivement chacun à se mettre en mouvement et ainsi créer de la valeurs. Pour que ce type de changement se fasse, il faut du temps. Certains continueront à se mettre dans des postures de victimes. Cependant, se plaindre devient désormais un choix puisque chacun peut décider d’abandonner le masque de victime au profit d’une posture de créateur, les outils sont disponibles. C’est cela que nous appelons “l’art du triage”.
Passer de persécuteur à challenger. Dans le triangle de Karpman, s’il y a un frustré, c’est sans doute le persécuteur : bien qu’il souhaite faire progresser l’entreprise, il se trouve empêché par les autres. En voulant challenger l’organisation ou ses équipes, il passe pour un empêcheur de tourner en rond. Avec le triangle créateur, le persécuteur devient challenger. Poussé par une dynamique positive, il puise son énergie et sa volonté dans le rôle de persécuteur, à ceci près qu’il ne fait plus de reproche. Il ne voit plus les autres comme des victimes, plutôt comme des créateurs. Il peut alors challenger, sans juger ou blâmer.
Cette nouvelle posture, positive, renvoie un miroir impitoyable : ses propres attentes implicites. Grâce au management constitutionnel, il peut utiliser des outils pour rendre les attentes explicites et ainsi agir et challenger facilement. En réunion de gouvernance, par exemple, il peut proposer d’ajouter une redevabilité à un rôle et, si sa proposition est acceptée, demander ensuite au leader de rôle quel(s) projet(s) il compte mettre en œuvre pour répondre à cette redevabilité. En s’appuyant sur les règles de coopération, l’ancien persécuteur peut demander des projections quant à la fin d’un projet ou les priorités qu’a le leader de rôle. Avancer ainsi de façon saine, sans blâmer, permet de nourrir le besoin légitime de création de valeurs et profiter de façon constructive de l’énergie autrefois persécutrice.
Passer de sauveur à coach. En voulant la sauver, le sauveur renvoie à la personne une image qui est tout sauf positive. Le message implicite transmis est : “Tu dépends de moi”. S’il pense que c’est une bonne action, en réalité il renforce une posture de victime. En adoptant une posture de coach, à l’inverse, il passe un message plus positif : “Tu n’es pas une victime, tu ne dépends pas d’un sauveur, tu peux gérer toi-même tes problématiques et avancer, avec les outils à ta disposition”. Le coach va proposer d’aider ou de soutenir la personne, sans faire à sa place. Il l’aide à trouver des pistes pour avancer vers la solution.
Le management constitutionnel propose de nombreux outils et pistes pour que chacun se mette en mouvement, y compris changer la façon dont les choses fonctionnent dans l’entreprise, à chaque fois que quelqu’un se trouve limité dans l’exercice de son rôle, pour créer de la valeur. Le coach devient alors une sorte de GPS pour tous, proposant des chemins à prendre. En faisant cela, il aide chacun à connaître et maîtriser les nouveaux outils du management constitutionnel, mais aussi à développer leur leadership, dans leurs rôles.
De ce fait, lorsqu’un manager (leader de cercle) est sollicité par un membre de son équipe, il peut lui répondre : “Je te rappelle que je n’ai pas d’autorité sur ce sujet que tu amènes. Tu as l’autorité, dans tes rôles. En revanche, si tu le souhaites, je peux t’aider, te soutenir, brainstormer avec toi ou donner des idées, des pistes pour t’aider à traiter ta tension. En aucun cas cependant, je ne traiterai ta tension à ta place.” Cette phrase, aussi anodine soit-elle, répétée régulièrement est “magique” pour tous ceux qui veulent passer du triangle dramatique créateur de malheur au triangle créateur de valeurs.
Culture du feedback
Au-delà de la question du feedback, c’est la capacité de chacun, dans l’organisation, à s’améliorer de façon continue, par l’apprentissage et la mise en mouvement. Le comportement d’un collègue est gênant, que puis-je faire pour le lui signifier ? Et surtout, comment le faire sans provoquer un ressentiment ou sans que ce soit pris personnellement ? De façon plus générale, comment peut-on faire en sorte que cette démarche, vertueuse, devienne intégrée dans la culture de l’entreprise ? Si de nombreuses entreprises n’ont pas saisi l’importance du coaching et de la co-construction pour faire grandir l’entreprise, la capacité à challenger – énergie positive indispensable à la création de valeurs – reste malheureusement à la traîne face à ce triptyque fondamental. On l’observe fréquemment : sans challenge, la complaisance s’installe, le progrès disparaît et l’énergie de la vie s’affaiblit. Challenger, c’est une façon saine d’avancer sans blâmer, tout en nourrissant le besoin légitime de création de valeur.
Si, a priori, les conditions ne semblent pas en place, il est pourtant essentiel de les créer, de sorte que chacun puisse être challengé. Non pas pour blâmer ou contredire, plutôt pour inviter, inciter au progrès, ce qu’Apple appelle “le fearless feedback” (traduire littéralement par “feedback sans peur”). Cette démarche peut être institutionnalisée, inscrite dans l’ADN de l’entreprise afin que chacun puisse l’utiliser, sans incriminer mais pour aider au contraire ses collègues à avancer.
Respecter le mouvement de la vie – moteur : ressentis, sens, mouvement
La première chose que l’on explore avec le dirigeant avant toute transformation, c’est identifier la raison d’être tripale du changement : trouver l’énergie source qui amène à cette transformation.
Sans cette énergie qui agit comme un moteur, le changement est impossible !
Tout changement provoque des réactions et ressentis positifs mais aussi négatifs, ce qu’on appelle généralement les résistances au changement. La perception de la transformation est différente en fonction des personnes mais les perceptions négatives agissent comme des freins, elles font baisser l’énergie de départ apportée par la raison d’être tripale du changement.
D’où l’importance d’avoir des espaces pour que chacun puisse exprimer ses ressentis, redonner du sens et co-construire en se mettant en mouvement. Des processus grâce auxquels les personnes vont sortir la pression négative liée au projet de transformation pour la transmuter en énergie positive, reliée au sens, à la raison d’être tripale.
Nous réhabilitons l’usage des ressentis pour débloquer et faire circuler l’énergie.
La notion de TRAVAIL évolue, place à l’hybride
Avec la crise du COVID-19, le télétravail et plus généralement l’organisation du travail dans les entreprises, s’est plutôt bien passée pour une large majorité. A tel point qu’on peut aujourd’hui affirmer que le travail hybride, entre chez soi et le bureau, en présentiel ou en distanciel, est là pour durer et se généraliser. Notre modèle de travail s’est vu redéfinir. Pour preuve, d’une situation avant COVID où le télétravail représentait 7 % des personnes, il concerne désormais un tiers d’entre nous.
Sans aucun doute, on peut affirmer que la pandémie du COVID-19 est à l’origine de l’émergence de la question du management hybride. La prégnance du sujet en fait aujourd’hui un incontournable pour toutes les entreprises qui s’interrogent sur la meilleure manière d’adresser leurs enjeux organisationnels et business.
La valeur même du travail évolue : passer de “aller au bureau pour faire ses heures” à “créer de la valeur”. Cela nécessite que chacun porte l’énergie de la responsabilité.
Le changement est de taille. Et pour cause, il s’agit ni plus ni moins d’une transformation radicale, d’une hybridation du monde du travail. Le concept de bureau est devenu « has been ». Cet espace, il faut le réinventer et s’interroger sur sa nécessité.
Changement d’identité du collaborateur
Aller vers le self-management est un chemin très difficile car il faut à la fois changer d’environnement de façon radicale et en même temps que le collaborateur lui-même accepte de changer son identité professionnelle.
Le changement d’environnement est un pré-requis qui nécessite deux choses :
1/ Circonscrire le lien de subordination, limite majeure du self-management
2/ Avoir un environnement de travail dans lequel tous sont égaux en droit et devoirs, avec la notion d’état de droit du management constitutionnel
Pour autant, ça ne suffit pas car tous les collaborateurs ne veulent pas changer leur identité au travail. Le self-management implique de passer de quelqu’un qui faisait son travail à quelqu’un qui va gérer ses rôles comme des mini-entreprises.
Passer d’une identité de quelqu’un qui fait bien son travail à une identité telle que je gère mes rôles, tel un patron d’une ou plusieurs mini-entreprise.
C’est un changement majeur et pourtant, le métier reste le même.
Il faut que chaque collaborateur accepte cette nouvelle posture sinon il ne sera pas en capacité de faire tout ce qu’il y à faire : prendre du recul, descendre du vélo pour se regarder pédaler et identifier s’il y a des choses à améliorer, innover en considérant les écarts entre la situation actuelle et ce qu’il peut imaginer comme idéal, ce qu’on appelle tension dynamique.
Une fois la tension identifiée, le collaborateur gère cette tension dans la durée, de manière proactive par rapport à un idéal visé. En plus de tout cela, il doit définir ses projets, prioriser ses actions et projets, etc.
Accompagner les personnes vers le self-management en omettant d’accompagner la personne dans sa décision en conscience, ou non, de changer son identité professionnelle, ne marche pas. C’est un pré-requis.
Lorsque je suis patron de mes rôles, une autre question vient : quels sont mes clients ? Qui je sers ? Interne ou externe, peu importe car l’entreprise est vue comme un écosystème de mini-entreprises. Puis : quelle proposition de valeur je leur offre ?
Et qui sont mes fournisseurs, ceux sur lesquels je peux m’appuyer et utiliser leur proposition de valeur pour offrir la mienne ?
Ce sont des nouveaux réflexes, de nouvelles habitudes à prendre, le tout centré sur le potentiel de création de valeurs des rôles, la raison d’être.